Bien que la trame romanesque tourne autour de la présence de Jackie Robinson, on ne peut dire qu'il soit le personnage principal du récit. J'ai voulu éviter toute tendance biographique qui aurait été nécessairement relative à ses exploits sportifs et tel n'était pas le but de ma création.
La réalité 1946 de l'homme n'est pas celle de Rachel ou des Montréalais en cause. Il y a de la tension, à cause d'un racisme cruel et tapageur, de mise dans la majorité des villes de la ligue (sauf à Buffalo, Toronto et Montréal). Chacun des voyages devient une épreuve et Rachel devient témoin de ces sentiments à fleur de peau, le faisant éclater en pleurs entre ses bras.
À cause de ces situations, Jackie se montre méfiant, au cours des premiers mois de son séjour à Montréal. Si un homme du qurtier le salue, il lève son chapeau, mais ne cherche pas à faire connaissance. Il recommande à Rachel de n'ouvrir à personne et de ne pas se montrer familière. Elle obéit en premier lieu, mais réalise que sa réalité n'est pas celle vécue par son époux. Jackie Robinson s'ouvrira à autrui peu à peu, avant de se montrer amical en septembre.
Voici une scène romantique pour ce jeune marié et cette femme qui l'aidera tant et tant à faire face à des situations difficiles.
L’homme choisit son plus beau veston et une large cravate, celle que ses beaux-parents lui ont donnée pour son anniversaire de naissance. Il oublie volontairement le chapeau, la température étant de plus en plus confortable, après des semaines froides en avril et mai. Jackie passe devant et, sur le trottoir, tend la main à Rachel, lui rappelant que la dernière marche est plus haute et qu’il ne voudrait pas la voir tomber. Elle se dirige vers la gauche alors qu’il insiste, sans s’en rendre compte, pour prendre la direction opposée. Sur le boulevard, Rachel refuse d’attendre le tramway. « Le parc que j’ai choisi est loin d’ici. Nous ne pouvons pas marcher une telle distance. » Elle ne répond pas, car le lieu décidé par Jackie est le dernier de ses soucis. Il évoque alors sa crainte de la voir se fatiguer à trop marcher. « Je suis enceinte, Jack. C’est normal, pour une femme. Je t’assure que je ne suis pas devenue impotente parce que j’attends un enfant. » La reine a toujours raison et il tend encore la main. « On dirait Paul et Marie », pense la femme, amusée.
La remarque de Rachel ne trouve aucun écho chez lui, alors qu’il lui demande pour la troisième fois, en une demi-heure, si elle se sent fatiguée. Pour le satisfaire, elle termine cette séquence par un « Oui ». Pas réellement à bout de souffle : des chaussures qui couinent. Jackie trouve rapidement un banc, l’essuie avec son mouchoir et aide Rachel à s’y installer. L’homme sort de sa poche deux bonbons au caramel. Soudain, il se redresse, souriant, indiquant la venue d’un vendeur de crème glacée à vélo, avec sa clochette qui tinte sans cesse. Malchance : pas de saveur chocolat. « Nous voilà encore obligés de lécher du blanc », maugrée-t-il, ironique, faisant éclater la femme d’un franc rire. Rachel, pressée de se régaler, ne se rend pas compte qu’une larme de vanille pend à sa lèvre inférieure. Jackie l’essuie doucement avec son mouchoir, en s’assurant de ne pas utiliser la partie souillée par la poussière du banc.
Le couple poursuit doucement sa marche. D’un coup de tête, Rachel désigne un groupe de fillettes avec des cordes à danser, qui se dirigent gaiement vers un point précis, sans doute un parc. « Suivons-les. Tu l’auras, ta verdure. » Belle découverte, dix minutes plus tard : un charmant kiosque à musique, des balançoires et tourniquets pour les gamins, des arbres splendides et, pour couronner le tout, un étang avec des canards magnifiques. Rachel serre plus solidement la main de son époux en voyant une canne, suivie militairement par ses cinq petits.
Un homme arrive avec son sac de pain tranché, lançant quelques miches, alertant ainsi la communauté vers un point précis. « Vous en voulez, monsieur, madame? » Rachel sourit généreusement devant un groupe d’affamés, criant « Par ici! Par ici! » La maman canard et ses enfants sont trop loin pour qu’elle puisse y arriver. « Donne. C’est mon métier, de lancer avec force. Tu vas voir qu’ils vont avoir le ventre plein en peu de temps. »
Un peu plus tard, sur un banc du parc, Jackie chantonne une mélodie de Louis Armstrong à une Rachel clignant des paupières. « Retournons à la maison », fait-il en se levant. Cet empressement laisse croire à la femme qu’il y aura des roucoulades plus intimes dès leur arrivée. Paradoxalement, elle marche encore plus lentement. Pourquoi ne pas user d’un scénario féminin pour voir la galanterie masculine? Bonne comédienne, Rachel grimace en mettant une main sur son ventre et en déclarant qu’elle se sent étourdie. Pris de panique, Jackie repère un banc pas trop éloigné et se lance tel un express vers un petit restaurant situé en face. Il en ressort tout aussi rapidement, un verre d’eau froide dans la main droite et des papiers-mouchoirs dans la gauche.
La jeune serveuse du restaurant sort à son tour et lui lance : « Vous êtes Jackie Robinson, n’est-ce pas? Puis-je avoir votre autographe? » Alors que l’homme allait lui signifier que le moment est mal choisi, Rachel lui susurre à l’oreille qu’il a de la chance d’être l’objet d’une telle demande. « Aux États-Unis, tu n’aurais eu ni le verre ni les mouchoirs et la serveuse t’aurait crié : Go to hell, nigger! Sois gentil et fais plaisir à cette femme. » En effet… Jackie acquiesce à la demande, et se fend même d’un sourire après avoir tracé le N final. Il pense téléphoner à un taxi, mais Rachel lui assure qu’elle se sent mieux. Enfin de retour à la maison, trente minutes plus tard, les promesses des regards de Jackie se fondent dans les siens.